L’érotisme au goût du jour se logerait dans les cravates soigneusement pliées de Christian Gray (menottes d’appoint), et dans les poils (rajoutés en postproduction) du sexe blanc de Dakota Johnson. Fifty Shades of Gray prétend en effet dépeindre la passion, le désir, et la transgression. Or la passion est froide et cède le pas à l’emprise (vaguement amoureuse). Anastasia hésite : acceptera-t-elle, oui ou non, de signer un contrat qui fera d’elle un pur produit de consommation ? L’offre est alléchante, Christian Gray (et son portefeuille bien garni) l’est aussi, mais se prendre une fessée parce qu’on a bu un verre de trop peut paraitre un tantinet démesuré. Et peut même refroidir les plus vaillantes ardeurs.
L’érotisme, le vrai, celui qui brûle et viole les règles, est ailleurs. Au Japon, ce n’est pas Anastasia et Christian, c’est Sada et Kichi. Cette histoire, qui a inspiré L’empire des sens, est d’autant plus frappante qu’elle n’est pas le fruit d’un fantasme. Sada et Kichi se sont aimés, brutalement, sauvagement sans doute, ravagés par l’inexorable frustration de n’être toujours que deux corps. Au moment du Koi, de l’orgasme, ces deux corps se fondent et s’unissent, avant d’être saisis lourdement par le sentiment de l’abandon. Par le risque inévitable que la passion s’épuise, que l’autre nous échappe, par le désir de le dévorer et de le détruire pour que personne d’autre ne puisse en jouïr. C’est pourquoi, pendant une semaine de Koi intensif, presque sans boire et sans manger, Sada fut terrassée par cette énigme : comment dépasser l’obstacle de la chair ? Que faire pour que l’autre soit toujours à moi, en moi, et que ce Koi évanescent, cette brûlure rapide et douloureuse, ne s’éteigne jamais ? Elle trancha.
[Littéralement d’ailleurs] car elle lui trancha la bite. Après avoir étouffé préalablement son amant dans une dernière-et fatale- étreinte. Puis elle s’enfonça, comblée, dans les rues bouillantes d’un marché voisin. Pendant plusieurs jours durant elle erra, dans un état de félicité suprême, dans les ruelles bondées de Tokyo, hors du temps, ou plutôt éternellement ailleurs. Elle fut prise en photo, lors de son arrestation : cette photographie en noir et blanc est restée célèbre car on y voit, toujours resplendissant, cet étrange sourire de Sada, si terriblement absent. Dans son sac à main, elle avait gardé la partie de son amant qui lui « rappelait ses meilleurs souvenirs ». Sur le corps de Kichi, elle avait écrit de son sang « Sada, Kichi Futari-kiri », autrement dit « Sada et Kichi, ensemble». La fusion avait eu lieu : pour lui la grande mort, pour elle la petite. Du reste, elle échappa d’ailleurs à la peine de capitale par le remarquable soutien que lui témoigna l’opinion publique.
Pourquoi cette histoire pourrait-elle représenter le thug love du siècle ? Rarement Eros et Thanatos ne s’étaient fait autant plaisir, et aucun érotisme aujourd’hui n’a pu dépasser (tout du moins à mon humble connaissance) un tel degré de transgression. Or, cette transgression n’est pas seulement une violation des règles du sexe traditionnel. Si ce couple est Thug, c’est parce que leur transgression est aussi politique. En effet, au moment de ce fait divers, le Japon est en plein cœur de l’ère Showa (1926-1989), marquée par un impérialisme fort et un puritanisme hérité de l’ère Meiji (1868-1912), qui avait introduit la censure des œuvres érotiques en s’ouvrant au monde occidental (fortement coincé). Lorsque Sada fut condamnée, une foule immense vint la soutenir. On la jugea avec compassion pour cet « amour fou ». Elle est alors perçue comme un symbole de liberté sexuelle, elle est celle qui a su assumer ses désirs et les porter à leur paroxysme dans une société fermée et obsédée par la guerre.
Sada et Kichi n’ont certainement rien des héros traditionnels qu’on pourrait lier à l’idée du « thug love ». Ils n’étaient ni charismatiques, ni beaux, elle était une pute, il était son patron. Ils étaient tous les deux pauvres, en portaient certainement les traces-on suppose même que Sada était atteinte d’une bonne MST. Pour autant, Sada et Kichi portent encore un idéal de liberté et de transgression, d’érotisme tragique et de koi éclatant. A l’heure où les militaires se regroupaient pour étendre l’empire japonais à la Chine, ils baisaient, ils faisaient l’amour pendant des semaines.
Et ils s’en foutaient.
C’est pourquoi Ils méritent bien une petite place au panthéon du Thug Love.
Alesklar