Une bonne fois pour toutes résolvons l’épineux problème : quelle peut donc être la valeur de la foule ? N’avons-nous pas là une masse informe et bête, bêtement violente et surpuissante ? N’engloutit-elle pas sans raison tout ce qu’elle peut ? Peut-on trouver la vérité dans la foule ? Pour cela, il nous faudrait plisser les yeux bien fort, labourer profond, nous faire mal pour y voir clair. Ce bon vieux Sénèque – qui, certes, s’est suicidé tout seul comme un grand – n’a-t-il pas dit en effet que la preuve du pire était dans la foule ? Alors pourquoi y chercherions-nous la vérité, dans cette foule ? Mais laquelle de vérité au juste ? Et me comprend-t-on quand je demande si la vérité se cache dans la foule ? Si tel était le cas, si l’absolu s’y trouvait incrusté, comme prisonnier, suffoquant, comment alors pourrions-nous l’en extraire ? Trouver des cailloux d’or dans un bloc de merde, voilà notre tâche.
Alors, un par un, on y est descendus dans la foule. Et on s’est laissé emporter, comme dirait l’autre ! Et on y a goûté ! Et qu’est-ce qu’on en a pris ! Une bonne grosse tartine ! On a repris à notre compte les petites turlutaines de chacun, parce que chacun nous en a proposé un peu de ses petites turlutaines. Et on a turluté avec eux.
Et ensuite ?
Oh ! Ensuite… Pas grand chose ! On est remontés chez nous. Notre pas était lourd, notre tête baissée. On se sentait chargés du poids de leur existence misérable, comme accablés et un peu honteux de leur choix. Le bois des escaliers craquait sous notre carcasse. Puis lentement, on ouvrit la porte, avec un degré d’attention plus élevé qu’à l’ordinaire. Sortant de nous-mêmes, nous questionnions le but de cet acte dans son insignifiance même. Pourquoi ne pas plutôt rester sur le seuil, s’asseoir là et pleurer un peu ? Mais le gros chat blanc et fatigué de la voisine nous fixait, immobile et inutile, comme un chat apercevant une silhouette connue et qui s’en fout. En somme, il semblait nous intimait de presser le pas, probablement pour continuer sans gêne à ne rien faire dans l’indifférence générale et le silence parfumé de la cage d’escalier. Comme chaque marche, les pentures grinçaient. Nous étions rentrés.
Et ensuite ?
Ensuite on a repensé à tout cela. Aux turlutaines, à ces propos insignifiants comme un pet de vache ou un lapin qui mastique, à leur sale choix, à leurs sales idées, à leur sale refus de l’autre, cet inconnu anonyme présumé ennemi, salaud avant d’avoir commis ses saloperies. Et nous ne vîmes pas que cela était bon. Des chiens, des imbéciles heureux, des macaques. Tous ensemble, pressant le pas pour ne pas éprouver le temps, se reniflant à l’occasion, ils formaient un tableau ignoble. J’aurais dû les peindre. Mais, sur le moment, je me disais « I would prefer not to ». J’éprouvais alors l’angoisse profonde du conditionnel associé au confort lâche de celui qui n’a pas choisi : et si je l’avais fait ? Et si j’avais peint ou ne serait-ce que photographié la foule ? Je disposerais peut-être de ces « gens », de ces « personnes » comme celui qui regarde à travers le trou d’une serrure, mais libéré de l’inquiétude de se faire prendre. Je pourrais sereinement percer à jour les petits secrets de chacun en leur inventant une histoire. Une histoire pas terrible mais une histoire quand même, et dont je me repaîtrais sans fin pour me sentir meilleur, plus fort, plus intelligent.
Demain j’y retournerai. Pour voir si les choses n’ont pas changées, si la vérité n’est pas apparue quelque part au cœur de ce grand bordel.
Je conçois peu d’espoir, mais autant essayer.
Titou