Quand j’étais petite, je prenais un plaisir particulier à remuer pendant de longues minutes le contenu visqueux des étangs de Port Gallier, avec un gros bâton en bois. C’est que, lorsqu’on tourne et tourne et tourne de grosses volutes noires surgissent du fond des eaux et viennent étrangler le bout de la tige. Un monstre oublié tord ses tentacules pour attraper la pointe qui va toujours plus vite, jusqu’à creuser la surface de l’eau en clapotis sombres et furieux. Au milieu des arbres sous la lumière grise qui tremble un peu on voit l’eau frémir d’un spasme nerveux. Puis ils sortent d’un coup et percent la vase en mouvement en faisant scintiller leurs écailles de couleurs sans nom, comme si on avait sans faire exprès réveillé quelque chose. Un secret, une promesse sous la terre molle et les cailloux glissants.
Je m’en suis rappelé il n’y a pas longtemps lorsque tout à coup j’ai senti le ciel se gorger de vase pendant qu’ailleurs on tirait sur des gens. Lorsque le flux d’information imprégnait si fort nos esprits qu’on se regardait en se demandant, est ce que tu veux me tuer toi tu as un gros manteau lourd peut être d’explosifs et ta grande barbe noire est ce que c’est parce que tu trouves ça joli ou que Dieu trouve ça mieux.
Je me suis dit quelqu’un quelque part a crevé la surface des eaux avec une kalachnikov.
Le front national s’est emparé de cette peur et j’ai repensé à l’écorce du bois humide qui s’enfuyait dans l’eau. Donald Trump jure de bannir les musulmans. Marion Maréchal Lepen promet de fermer les plannings familiaux parce que l’Etat ne doit plus payer pour les erreurs de jeunes filles immatures et fertiles. Les contractions de l’Etat d’urgence accouchent de mesures policières batardes.
Le bâton tourne et tourne et tourne et les monstres s’agitent en dessous. Les manifestations contre l’Etat d’urgence s’accumulent et les cellules toujours vides de Rueil Malmaison se remplissent parce qu’il n’y a plus de place pour ranger les désobéissants. Je connais quelqu’un à qui un flic a dit je vais te faire rentrer la langue dans les yeux. Dans mon village ils ne veulent plus de la gauche ni de la droite donc pourquoi pas tenter le FN au moins on aura tout essayé.
Quelque part, sous une lumière grise les eaux boueuses convulsent lentement. Dans le bouillon noir, le magma terreux on aperçoit leurs couleurs sans nom comme des rayons crépusculaires entre les arbres. On prend courage et on saisit sa perche comme ils faisaient avant au temps des ancêtres. On la pique une fois, deux, toujours acharné, toujours enragé de l’enfoncer dans le vide. Jusqu’à ce que tout d’un coup, au cœur du siphon qu’on remue frénétiquement, un poisson surgisse un instant égaré. Alors, sans hésiter, la perche férocement serrée entre nos doigts s’abat sur la membrane fine de ses écailles et ressort, victorieuse, brandissant en l’air son corps gigotant plein de vie. Ne le laisse pas tomber car si tu le laisses tomber dans l’eau tu vas mourir à l’intérieur.
Ils appellent ça « la pêche à la foule ». Parce qu’on foule la vase des eaux pour aller chercher les poissons.
Foule d’idées vives et de combats terribles qui sortent des eaux lorsqu’on remue les monstres.
Combats réveillés par l’agitation des monstres d’ailleurs et d’ici.
Peut-être sont-ils là pour nous réveiller d’une longue léthargie à regarder d’un regard vide et bleu les eaux limpides et calmes, en se demandant ce qu’on peut bien foutre là à attendre comme des cons qu’on nous serve sur un plateau une raison d’exister.
Alesklar