C’était la fin des vacances universitaires, l’été indien, le temps des boulevards ensoleillés et des balades en vélo derrière les bus. C’est à ce moment que je l’ai rencontré. Il était grand, il était gros, il était lourd. On me parlait de lui depuis des années. On m’en parlait tellement qu’il me semblait trop adulé pour ne pas être terriblement lisse, conventionnel, fade. Pendant toutes ces années je m’en écartais avec dédain, je le fuyais. Son aspect, son histoire, tout me semblait esthétisé, ennuyeux, convenu. Mais il y a eu ce 15 septembre 2015, cette ultime citation, ce commentaire de trop, cette personne qui m’a finalement précipité à sa rencontre dans les allées. C’est donc persuadée que j’allais perdre mon temps que j’ai dit : « Excusez-moi, vous avez le tome 1 de Blast s’il vous plait ? ». Une fois arrivée chez moi, le thé infusé et le canapé couvert de mon grand corps je me plongeais dans la lecture de cette BD aux airs de bouquin d’exposition aussi prétentieux qu’insipide.
Pendant deux semaines, j’ai mangé, dormi, je suis sortie, avec Blast. C’était l’extension de ma main droite, l’horizon de mon regard, je ne vivais, respirais qu’à travers les dégradés de noir, les ombres chinoises et les dessins d’enfant. Du coup Manu, cet article sera mon mea culpa. Oui mon mea culpa parce que d’un autre côté je le savais. Je le savais que tu serais génial, que ma haine ne venait que de mon complexe de meuf qui se veut calée en BD et qui ne t’a jamais lu. Non, non Manu tu n’es pas un vendu parce qu’on a adapté Le Combat ordinaire sur grand écran, t’es un bon gars, un grand gars.
J’ai toujours refusé d’être une extension de Wikipédia, je te laisse donc googler « Manu Larcenet » pour voir la qualité du bonhomme. Évidemment il est de la mifa Fluide, évidemment il a été primé, évidemment c’est l’un des rares ouvrages où le consensus autour de la qualité de son travail ne fait pas de lui un artiste démago et trop doué pour être honnête. Je n’ai pas encore lu le tome 3 (je n’ai pas les moyens de lire le tome 3 plutôt parce que c’est le genre de BD que tu as besoin de posséder après les avoir connu, ces BD qui sont pour toi des toiles de maître abordables, et tant pis si ça existe en 15 000 exemplaires) donc oui c’est pas très professionnel comme article mais au moins cet article est certifié sans spoiler.
En gros, c’est l’histoire d’un pauvre type obèse arrêté par la police pour le meurtre d’une gamine. Mais c’est pas le meurtre qui nous intéresse, c’est le voyage qui l’a mené dans ce commissariat, c’est le voyage intérieur, métaphysique et incompréhensible aux deux policiers qui l’écoutent, ce voyage aux airs de révélation mystique d’autant plus intriguant qu’on connaît sa sanglante étape finale : le meurtre de cette pauvre fille. Blast se présente comme un roman à l’envers, un roman qui ne commence véritablement qu’au départ de Polza Mancini, critique gastronomique bedonnant qui quitte femme et boulot pour mener une vie de vagabond alcoolique. Pourquoi faire ? Pour le blast. Le blast c’est l’épiphanie qu’il connaît une énième nuit de soulerie en solo avec son gin, c’est la révélation, l’appel de Dieu, de son Dieu tout personnel. Le blast c’est ce qui porte son périple de la forêt aux maisons de vacances en sommeil, aux réseaux de drogue en campagne française, à milles aventures toujours plus marginales, toujours plus dangereuses.
Plus qu’un roman à l’envers c’est un roman à mille temps non seulement parce qu’il entremêle passé et présent mais parce que le passé lui-même est tressé de mille fils, de l’enfance, de l’adolescence, de l’adulte, du vagabond. Avec les lignes de vie de son personnage, Manu Larcenet trace le chemin pour descendre à l’intérieur de cet homme brisé par le père, par son poids, par la platitude de sa vie. Un homme qui voit une révélation dans les drogues et qui part en quête sans qu’on arrive jamais à dire s’il est totalement abruti ou le nouveau messie. Plus encore, à travers son périple, Polza Mancini devient progressivement l’incarnation de nos propres quêtes, de notre absolu, de notre conscience et c’est d’autant plus fascinant qu’on a pas vraiment envie que notre être soit un camé obèse. Cette allégorie de notre mysticisme transpire dans le dessin, un dessin sombre, profond et mouvant comme une eau dormante qui nous attire et nous angoisse. Il joue sur les dégradés de noir, les courbes, les suggestions créant un nouvel espace-temps, presque astral.
En alternant les plans larges comme peints à l’encre de chine et les macroplans tellement macro qui tu as l’impression que ça bouge, Blast a l’air d’un film d’auteur pas chiant, vivant. C’est sûrement du aussi aux dessins d’enfants mais pour ça je vous laisse la surprise.
Shamsi.