Il y a quelques semaines, des compatriotes se faisaient saigner par des porcs fous de Dieu. Jusque là si enclin à l’ouverture sous toutes ses formes (frontières, mœurs, visière de casque…), Môssieur le Président décida brusquement de tout fermer en décrétant l’état d’urgence. Fous les croissants au congélo Julie, je ne viendrai pas ce matin !
Sur la mention officielle de l’expression « état d’urgence », c’est tout le pays qui se constipe et suffoque. Et que je suis contre l’état de l’urgence ! Et que nos libertés alors ! Et même que les députés c’est des fainéants qui ne votent même pas ! Bla. Bla. Bla. Le fait est que le pays entier bloque sur la question du so-called « état d’urgence », comme un CM2 quand on lui dit « 7 x 8 ? »
Une étrange idée vint cependant tripoter mes neurones alertes : sommes-nous réellement dans l’urgence ? Je veux dire, éprouvons-nous l’urgence du plus profond de notre être ? Sentons-nous la nécessité impérieuse de faire vite pour se mettre en sécurité à chacun de nos mouvements quotidiens ? Non, certes. Mais enfin ! Il est urgent de se protéger contre les fous de Dieu ! Comme si l’urgence, c’était de lutter contre l’état d’urgence ! Certes, la situation autorise quelques largesses bien senties de la part des services de police. L’observateur averti note en effet que nombre d’enquêtes judiciaires progressent plus vite qu’à l’ordinaire. Autrement dit, l’état d’urgence, c’est un peu la disparition des formes, des procédures habituelles qui permettent aux suspects de se maintenir dans l’existence hors les murs de la Santé.
Mais tout cela revient en fait à se poser la question suivante : « où se situe la véritable urgence ? », ou mieux : « à quoi devrions-nous porter toute attention et sur quoi devrions-nous faire porter nos efforts ? » Titou pose la question, parce que Titou à l’impression qu’en ce moment, on ne dirige pas notre attention où il faudrait qu’on la dirige et qu’on fait du branlage médiatique de sujets aussi important qu’un pet de panda au zoo d’Beauval.
Titou, quant à lui, croit que ce qu’il est urgent de faire, c’est de penser la barbarie que l’on pratique au quotidien sans trop s’en rendre compte. Ou plutôt, si l’on s’en rend compte, de cette barbarie, tout cela s’effectue sur un mode très léger. C’est comme un petit aphte naissant dont on s’évertue à ignorer l’existence, mais qu’on sent grossir et gêner de plus en plus chaque minute. Cette barbarie, sport national du moment, c’est l’indifférence à l’égard de la souffrance. De qui ? De quoi ? Où ? Mais qui souffre ainsi sans qu’on le sache ? Arrêtez votre char ! Titou va vous dire tout cela très clairement pour qu’enfin vos sourcils vous arrêtiez de froncer.
Voilà, Titou va le dire ; il inspire fortement par le nez, pour l’emphase (prononcer « emphâââse »), et s’élance : je peine à concevoir qu’on oublie si vite les migrants et je me demande si c’est une maladie chez ceux qui oublient et emploient le mot « urgence » à tout bout de champ, ou s’il s’agit d’un cynisme féroce. En réalité je sais bien qu’on n’a pas oublié les migrants syriens mais un tel détachement m’étonne de la part de mes compatriotes. Car quand dès potron-minet je me lève et me trouve nez à nez avec des photos de cadavres imbibés d’iode, je ne parviens pas à me demander si c’est grave qu’on verse des nouilles dans le slip d’un chroniqueur télé – qui a par ailleurs choisi l’humiliation tout seul comme un grand au moment il a mis les pieds sur ce plateau télévisé ; je ne parviens pas non plus à saisir la gravité et l’importance juive du nouveau pet littéraire de BHL par rapport au ramassage de migrants ; et je ne parviens pas enfin à saisir la hargne avec laquelle certains luttent contre l’état d’urgence alors que l’urgence est ailleurs. C’est au-dessus de mes forces. Car je constate amèrement que l’on continue d’oublier ce qu’il y a pourtant de plus digne à penser : les hommes, l’entraide, la sympathie. Ainsi pense-t-on davantage au slip de l’homme rempli de nouilles qu’à l’homme lui-même. Ainsi piaille-t-on que « nos » députés ne daignent ramener leur cul à l’Assemblée pour voter pour ou contre la déchéance de nationalité. Fait-on semblant, ou pense-t-on vraiment que tout cela est urgent ?
L’était d’urgence, ce sont les enfants qui s’aplatissent comme des crêpes humides et flasques sur les galets des plages turques. Et la barbarie, du moins une autre de ses formes, c’est de branloter la langue en se demandant si oui ou non on fout un accent circonflexe à « sur ». Ou alors, c’est du cynisme, et on décrète que ce qu’il y a de plus urgent, c’est Hanouna (mentionnons l’infâme !), Finkie (« Taisez-vous ! »), les paquets de clopes neutres et toute l’bordel. Tout cela serait plus urgent que le sauvetage des Aylan qu’on ramasse à la pelle, inertes. Mais non. Ce qui est urgent, c’est cette douce indifférence qu’on pratique et qui, elle aussi, tue.
Ainsi, Titou pense-t-il que le vrai cirque humain (parce qu’on a un thème, faut pas déconner !), c’est ce jeu de rôles où chacun joue à celui qui oubliera le mieux – c’est-à-dire le plus et le plus rapidement –, ce jeu où chacun se justifiera le mieux d’avoir détourné le regard. Et Titou pense que si le coefficient d’indignation morale pouvait apparaitre sur le front de chacun, beaucoup se planqueraient de honte. Et Titou, malgré lui et un peu hors contexte, se rappelle les mots de Tocqueville : « (…) je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres… »
Titou vous remercie de l’avoir lu.