« Le nommé Ushikawa lui faisait penser à quelque chose de répugnant surgi d’un trou sombre de la terre. Quelque chose de visqueux, d’insaisissable, quelque chose qui ne devrait pas être exposé en pleine lumière. » (Haruki Murakami, 1Q84)
Ushikawa n’est plus homme. Quelque chose de répugnant. Son corps boudiné, empâté, respire mal. Il inspire le dégoût aux autres et respire le dégoût des autres. Il exhale une odeur douloureuse. A chaque pas du dit Ushikawa, de grosses gouttes glissent entre les plis de sa peau molle. Il marche ou rampe, la différence est mince, même à bien l’observer. Sans cou, limace informe unie de la taille à la tête, qu’il a chauve et plate, il est peu dire qu’Ushikawa n’inspire pas la confiance. Court sur patte, colonne vertébrale courbée, dentition monstrueuse, pourtours du crâne déformé, rien ne marche ordinairement dans cette carcasse brancale et boiteuse. Rien non plus ne paraît naturel ; le malaise s’impose chez ceux qui l’aperçoivent, l’écœurement chez ceux qui le côtoient. Oui, Ushikawa n’est plus un homme.
Ushikawa est hors du monde. Le monde le fuit, il fuit le monde, le monde le fuit encore, et ainsi de fuite. Muet, il se terre dans l’ombre la plus sombre. Ushikawa vit d’ombre et de solitude. Il est si seul qu’il rêve et s’ennuie, s’ennuie et s’ennuie encore. Mais il est de ces monstres patients qui, avec l’aide précieuse du temps, savent sucer leur proie jusqu’à la moelle. Il rampe doucement, tranquillement, et use de tous ses sens plus subtilement que quiconque. Il écoute, attentif, et se nourrit de la vue des autres. Il mange des feuilles de chêne, des glands et se gratte le dos contre l’écorce des arbres. Mais ça, ce n’est pas vrai. Ushikawa n’a plus de vie, il n’est plus qu’un salaud de no-life qui rêve de s’immiscer dans celle des autres. Il ne prend pas les boulevards éclairés par les vitrines, mais les ruelles étroites et noires qui puent l’urine jaune. Il suit à la trace, comme un chien, l’ombre des vivants. Voici pourquoi Ushikawa est hors du monde.
Ushikawa joue son rôle. Loin d’un Quasimodo au cœur massif, Ushikawa est un boueux, un vrai. L’obscène Ushi s’est défait du lourd fardeau de son amour propre pour creuser son trou dans le vice. Voilà ce qui le distingue de la bonne brute, du freak le plus humain. Ce monstre corpulent, invisible survivant, se glisse sans cesse dans la peau du nuisible. Ses yeux contemplent les vivants et capturent des images, des visages. Clic-clic-clic, Ushi rit. Il rit derrière son appareil photo, derrière ses rideaux, derrière sa fenêtre. Le gros perv’. Il fige ainsi les passants, toujours à la recherche de sa proie. Mais Ushikawa n’est qu’un morpion de Murakami, un rouage de la machine 1Q84. Indispensable néanmoins, parce qu’il relie l’humain à la menace opaque de ce monde subtilement fantastique. Il est ce personnage, ni homme mi démon, qui fait appel à la partie la plus obscure en nous. L’auteur le dit, il paraît tout juste sorti de ce trou sombre de la terre. Et il va devoir y retourner. C’est pour mourir qu’Ushikawa joue son rôle.
Ushikawa est un Freak. Les critères du beau ne lui siéent plus, il est monstre. Mais de cette monstruosité, il ne fera rien. Pas un monstre terrifiant, pas un immonde scélérat, pas même une bête de foire, il est une bête à moitié humaine, à moitié méprisable, à moitié pitoyable. Et de sa vie, il ne restera rien. Et de sa mort, hideuse, ne demeure qu’une flaque d’urine stressée. Alors nous souhaiterions susurrer, doucement : Haruki putain, sois cool, arrache un instant cette carapace infecte, ce masque immonde, que ce pauvre nain puisse enfin respirer. Mais rien n’y fait. Alors que les deux héros sortent de ce monde inouï, main dans la main, amoureux joyeux neuneus ; Ushikawa, lui, reste là, face contre terre, minablement agonisé.
Pour le lecteur, une chose tout de même demeure : cette irrespirable odeur de pisse.
Le Papouchet