Dans une contrée fort lointaine, au fin fond d’une taverne obscure, par temps de pluie, un homme entra et vint s’asseoir au côté d’un groupe d’individus déjà installés. La conversation portait sur Aylan, le petit migrant échoué sur une plage turque. Dans le brouhaha et la confusion, l’homme prit la parole. Il s’exprimait fort clairement. Voici comment parlait l’homme.
L’HOMME – Eh bien, voyez-vous, il serait bon, étant donnée les circonstances, de faire preuve d’un peu de retenue face à tout cela. Nous devrions rester sceptiques à la lecture de tous ces récits de guerre, de misère et de migration. Vous me parlez du petit migrant, trouvé mort comme ça, le nez dans les vagues, sur une plage on ne sait où…
UN AUTRE, bien plus vieux et en marge du groupe – …Il s’appelle Aylan. Et c’était sur une plage turque.
L’HOMME – (Après une légère hésitation). Oui, certes. Eh bien, voyez-vous, cette même photographie, qu’on exhibe, qu’on nous montre encore et encore, cela m’indigne profondément. C’est précisément ici que se trouve le problème aujourd’hui : on préfère l’image au vrai débat, le spectaculaire au raisonnable. Cette photo en est la preuve ! Les journalistes et les politiques se relaient pour la placarder partout ! Mais, je vous le demande, dans quel but ? Eh bien, voyez-vous, j’ai la désagréable impression que nos politiques, toujours de mèche avec les médias, s’emploient à nous faire culpabiliser d’avoir de la chance. Sur nos écrans, dans nos journaux, on étale à longueur de journée la misère de l’humanité en Chine, en Syrie, en Afrique… Comprenez-moi bien, on peut manipuler les images, faire dire ce qu’on veut à des sondages etc., et je crois justement que nous sommes victimes d’une vaste manipulation. Les informations qui nous parviennent transforment la réalité. Notre analyse s’en trouve forcément biaisée. Sommes-nous entièrement certains de l’existence et de la violence de ces conflits, de la misère de ces populations ? On ne peut qu’être sceptique et douter de ces histoires. Et le malheur, mes amis, c’est que l’on intériorise cette obligation morale de tendre la main à des gens dont on ignorait même l’existence jusqu’à cette fameuse photographie !
Ah ! Certes, le travail de sape des journalistes et des politiques porte ses fruits ! Le devoir d’assistance, disent-ils ! Mais ces gens-là ont-ils une idée, ont-ils conscience de notre détresse à nous ? Connaissent-ils nos problèmes et que font-ils pour nous ? Et nos SDF qui dorment sous des cartons, a-t-on pensé à mieux s’en occuper ? Ces pauvres gens ! Donc un peu de sérieux dans cette histoire s’il vous plait ! On est soudain submergé d’émotion et d’empathie à la vue d’un migrant qui barbotte, et on n’est même plus capable de croiser le regard de nos sans-abris… Et tous ces blousons rouges, verts, jaunes ou bleus qui nous accostent et nous harcèlent dans nos rues, espérant d’obtenir un don pour la faim en Afrique ou je ne sais quel « problème global » ou « enjeu majeur », disent-ils ! Notre pays brûle, nos pauvres ont faim, et la France regarde ailleurs…
Mes amis, mille problèmes doivent nous préoccuper ici. Le chômage, les logements… Tenez : les logements par exemple ! Où mettrait-on ces gens-là ? Ils ne parlent même pas la langue qui plus est ! Portons nos regards sur l’histoire enfin ! L’homme a toujours su s’adapter, développer quelque forme de solidarité pour résister. S’ils font face à un tyran, qu’ils le renversent ! En 1789, nous avons affirmé notre liberté ! Et avons-nous fui en 1940 ?
LE MÊME AUTRE – … en partie évidemment ! Bien sûr qu’on a fui ! Charrette contre Panzer, mitraillettes contre fourches ! Qu’est-ce que vous croyez qu’on a fait en 40 ? Fallait déguerpir ! Sauver sa peau, chercher refuge chez qui voudrait bien nous aider.
L’HOMME – Oui, certes. Mais, avons-nous dérangé toute l’Europe ?
L’AUTRE – Oui. (Silence, tous se retournent en direction du vieil homme. Des regards inquiets vont de l’Homme au vieillard, du vieillard à l’homme, on attend la prochaine réplique).
L’HOMME – Ce que je veux dire…
L’AUTRE – Oui, précisez ! Qu’entendez-vous par nos sans-abris, par exemple ? Connaissez-vous bien leur ennemi, à ces réfugiés ?
L’HOMME – Non, enfin, les circonstances ne sont pas les mêmes. Mais… (Marquant brusquement une sorte d’hésitation) : qu’entendez-vous par réfugiés ? Pourquoi pas migrants tout simplement ? C’est plus neutre. Ce n’est peut-être qu’un jeu de langage… Enfin, non, je vois ce que vous voulez dire. Mais c’est que, peut-être… Enfin je dirais que nous avons nos problèmes et nos tracas quotidiens, n’est-ce pas ? Enfin, il est vrai qu’eux aussi après tout, c’est indéniable. Il est vrai que choisir entre Bachar et Daesh n’est pas réjouissant ! (Rire nerveux, auditoire silencieux) Mais, ce que je veux dire… Il est vrai…
LE VIEIL HOMME – Ce qui est vrai, c’est que l’on peine à vous suivre. Comparez-vous Bachar et Daesh à des tracas quotidiens, au chômage et aux problèmes du logement ?
L’HOMME – Non, évidemment. Mais…
UN SERVEUR – Monsieur ? Qu’est-ce que j’vous sers ? (Le serveur masqua le vieillard à la vue de l’homme. Le groupe restait silencieux. Le temps de prendre la commande, le vieillard avait disparu avec son journal).
L’HOMME – Ça alors ! (Puis, à voix basse, à l’un de ses amis) Pourquoi t’as rien dit ? Enfin t’en penses quoi ? J’ai raison, non ?
Ainsi parlait un homme, dans une contrée fort lointaine, au fin fond d’une taverne, par temps de pluie.
Titou