Tu peux faire le décompte du nombre de fois où tu as utilisées tes mains ? Moi pas.
Faut dire que je ne suis pas très « manuel.le » enfin ce n’est pas la première chose à laquelle on pense pour me qualifier. Pourtant je me suis entrainé.e, j’ai fait des efforts : je suis parti.e construire des cabanes dans les arbres, j’ai appris à cuisiner, je fais des pliages, du bricolage. Mais je fais toujours partie de celles et ceux qu’on a fait naitre avec un livre dans les mains.
Et puis cet été, j’étais sur la route, le pouce en l’air entre la Cordillère et la mer et je me suis dit que finalement, je savais faire quelque chose de mes mains. J’ai construit des cabanes, fait la cuisine et des pliages et du bricolage aussi, ça va de soi, il ne faudrait pas perdre la main. Et puis je me suis battu.e : j’ai recroquevillé mes mains et je me suis battu.e. Pas très fort, pas longtemps mais assez pour me rendre compte qu’en plus elles pouvaient avoir de la puissance. Et j’ai partagées mes mains avec d’autres mains, très forts, pas longtemps. A un moment, j’ai eu peur, très peur, parce qu’elles ne répondaient plus. Dans la montagne la nuit, il faisait tellement froid qu’elles restaient engourdies pendant des heures. Et je me suis dit : comment je vais faire sans mes mains ? Comment je vais attraper, toucher, saisir, frapper, filmer, caresser, fabriquer, griffer, lancer des pavés sans mes mains ? Les jours suivants je les ai faites danser, courir, montrer, écrire, jouer. Et tourner les pages de deux livres offerts par un beau hasard : No hay Mano et Even Cowgirls get the Blues, un boxeur et une auto-stoppeuse. (J’arrête de pianoter mes mots, je deviens copiste un instant, dactylographe d’histoires de mains. Concentre toi bien sur tes petites terminaisons nerveuses connectées entre elles.)
« Mets-toi en garde
relâche passe suis avance danse esquive
mets-toi en garde
tu es un garçon avec des idées nouvelles
c’est pour cela qu’ils ne jouent pas avec toi
c’est pour cela que si tu joues, tu joues à l’arc
car tu ne sais pas frapper dans le ballon
car tu ne sais pas ou ne veux pas
apprendre à frapper un penalty
tu veux seulement te battre
et personne ne veut se battre avec toi
car tu suis en écoutant tes oncles ivres
caché sous la table
car tu rêves de monter et de descendre du ring
peigné comme le mythique Fernandito
car les combats se gagnent
en s’échauffant les mains
en sautant à la corde
en traversant la banlieue
les terrains vides
le banc des accros
allée basse ou allée haute
ça, les garçons de ton âge ne le savent pas
à ton âge, personne ne sait bander ses mains
sauter à la corde
ni faire des ombres lorsque le jour tombe
mais c’est sûr
tu ne sais pas frapper un penalty
car tu ne sais pas ou ne veux pas apprendre
à frapper un penalty
tu veux seulement te battre
et personne ne veut se battre avec toi »
« Quand j’étais plus jeune, j’ai fait du stop pendant cent vingt-sept heures sans manger ni dormir, traversant le continent dans les deux sens en six jours, trempant mes pouces dans les deux océans et me faisant prendre apres minuit sur des autoroutes non éclairées, tant j’avais de don, de persuasion, de rythme. J’établis sais des records et les pulvérisais immédiatement; j’allais plus loin et plus vite que n’importe quel autre stoppeur auparavant et depuis (…). J’effaçais l’autoroute de son contexte temporel. Passerelles, échangeurs et rampes de sortie firent pour moi figure de ruines mayas. Sans destination, sans fin, ma course était souvent silencieuse et vide. J’atteignis l’abstraction, la pureté. Puis je me mis à juxtaposer de lents et longs trajets à des courses courtes et furieusement rapides – jusqu’à ce que je compose des mélodies, des concertos, d’entières symphonies du stop. Lorsque le pauvre Jack Kerouac eut vent de cela, il se soûla pour une semaine. »
A mesure que je tournais les pages, je voyais se dessiner des histoires de résistances a la toute puissance de la rationalité ou du cœur. Elles racontent deux personnages qui comprennent le monde par les mains : des farouches, des enfants malhabiles, des marginaux un peu sublimes. On lit ces trajectoires d’indépendances comme on lit la paume gauche d’une voyageuse : on n’ose pas parler des vingtaines de biffures qui barrent la ligne de vie. N’empêche que j’ai eu envie de frapper du poing sur la table avec Sissy et le boxeur. N’empêche que j’ai eu envie qu’on marche tous les trois, main dans la main, jusqu’à trouver un ranch abandonné dans les Andes. N’empêche que tout ça a eu lieu. Un livre entre les mains.
Justin(e)
Even Cowgirls get The Blues , Tom Robbins, trad. de Philippe Mikriammos
No Hay Mano, JC Urtaza, trad. de Justine Okolodkoff