Les show de Human Freaks n’existent plus aujourd’hui. D’abord fortement appréciés, la satisfaction du dégoût a peu à peu cédé, avec le temps, à l’ennui et à la compassion. Les monstres ont cessé d’exhiber leurs corps inachevés où chaque partie semblait, pour le grand bonheur du public, avoir été taillée par un burin élimé. En disparaissant, ils ont cessé de refléter la face décomposée d’une société bâtie sur une éthique de classes sociales, des théories racisées, et des idéaux esthétiques tronqués. Tous, nains, siamois, culs de jattes, obèses, bicéphales, microcéphales, ceux que Vitruve n’aurait même pas reconnus comme humains, retournèrent à celle qui ne les avait jamais jugés : la rue. Une seule mis beaucoup de temps à rentrer, elle s’appelait Sawtche. Mais, pour tous, c’était Gros Cul.
Sawtche est venue du bout du monde. Née dans une petite tribu d’Afrique du sud, elle est rapidement mise en esclavage puis vendue à un fermier boers, Hendrick Caesar. Celui-ci la présente à un ami, Alexander Dunlop, chirurgien de la marine britannique, immédiatement fasciné par les disproportions de son corps. Des hanches aussi éloignées l’une de l’autres que deux ports de continents étrangers, séparés par un océan de chair noire ; des fesses aussi rondes et pleines qu’Atlas étourdi aurait pu, par erreur, commencer à les porter. Et, enfin, un sexe dont les lèvres dépassent, et pendent comme deux grosses pétales fanées au-dessus de ses cuisses. Y voyant une occasion en or de redresser un budget bientôt entamé par sa retraite, le médecin suggère à son ami de l’envoyer en Europe, pour fournir un nouveau spécimen aux zoos humains qui avaient à l’époque un véritable succès. Pour la convaincre, on promet à Sawtche deux choses : La liberté et la richesse.
C’est ainsi que Sawtche débarque à Londres en plein milieu de l’ère industrielle, dans l’espoir d’y rencontrer gloire et succès. On loue une salle à Picadilly Street dans lequel elle est juchée, nue, dans une cage en hauteur. On lui donne alors le nom de Saartjie Baartman, le surnom de Venus Hottentote, et le sobriquet de « Fat Bum », gros cul. On fait payer à prix d’or le coût d’entrée, et seuls les bourgeois les plus huppés de Londres peuvent se permettre d’aller tâter un peu de sa chair noire ; bientôt son nom fait le tour de l’Europe jusqu’à atteindre, des années après, les oreilles de Brassens. Sawtche est en quelque sorte un objet de fascination et de dégoût profond, le concept de sexualité rendu tangible, palpable. La grosseur de ses seins, de ses fesses, la largeur de ses hanches et ses lèvres toujours ouvertes donnent soif. Ses formes démangent de l’intérieur, réveillent un besoin terriblement humain de toucher, de serrer, de pénétrer, et nous dépossèdent de nous-mêmes. Sawtche n’est pourtant pas désirable, mais à une époque où le sexe est tabou, elle suscite l’envie de la transgression. Peu à peu ce sentiment se transforme en malaise et les spectateurs, autrefois si avides du show, commencent à le dénoncer et à y discerner, en philosophes, la décadence du siècle. Sawtche part en Hollande, puis en France. Là, elle fait d’abord des tournées organisées par Henry Taylor, puis elle est exhibée dans un cabaret pour animaux, avant d’atterrir dans un salon de prostitution. Cette lente chute s’achève par la visite d’Etienne Geoffroy de Saint-hilaire, administrateur du muséum national d’histoire naturel de France, qui demande à l’observer pour le progrès de la science. Cette analyse durera quelques jours, et permettra de noter une correspondance surprenante de ses attributs avec la guenon et certaines femelles Orang-outang.
Heureusement, alors que sa dignité tombe en lambeaux, Sawtche meurt. Une pneumonie résultant sans doute de la syphilis: c’est son propre sexe qui l’assassine par amour.
Mais l’histoire n’est pas finie ! Le zoologue George Cuvier récupère son cadavre et en fait un moulage, qu’il utilisera pour prouver activement la supériorité de la race blanche. Jusqu’en 1994, ses ossements vont être régulièrement utilisés par la communauté scientifique française, soit exposés dans le muséum d’histoire naturelle de Paris, soit exhibés lors de colloques.
En 1994, devant la surdité persistance de l’Etat français qui refuse de rendre son corps à sa tribu, ceux-ci font appel à Nelson Mandela dans l’espoir de pouvoir l’enterrer et lui rendre sa dignité. Ce n’est qu’en 2002, suite à des mobilisations massives en Afrique du Sud, que l’Etat français capitule et libère Sawtche de son étreinte désespérée. Le 9 août 2002, journée de la femme, son corps est étendu sur des herbes sèches auxquelles on met le feu, selon les coutumes de sa tribu. Ses cendres sont ensuite rendues à la terre rouge de la colline Vergaderingskop, près du lieu où elle vit le jour.
Sawtche est rentrée.
“I have come to wretch you away –
away from the poking eyes
of the man-made monster
who lives in the dark
with his clutches of imperialism
who dissects your body bit by bit
who likens your soul to that of Satan
and declares himself the ultimate god!
[…]
“I have come to take you home
where the ancient mountains shout your name.
I have made your bed at the foot of the hill,
your blankets are covered in buchu and mint,
the proteas stand in yellow and white –
I have come to take you home
where I will sing for you
for you have brought me peace.”
“Hell’s teeth : a poem for Sarah Baartman” de Diana Ferrus.
Alesklar