Ce mois-ci, l’édito c’est pour Shamsi (t’as vu je commence avec une rime) et en plus on parle des « Human freaks ». Honnêtement, ça ne pouvait pas mieux tomber : toute ma vie j’ai été l’enfant fou, l’ado étrange, la meuf « sympa mais avec un pète au casque ». Du coup j’ai allumé tous les neurones de mon cerveau mal branché pour me lancer dans un long témoignage vibrant, parlant, touchant, émoustillant, sur ce que c’est d’être une « human freak » au 21ème siècle.
Sauf que.
Sauf que j’avais beau m’agiter le bocal, impossible de témoigner de quoique ce soit. Je me suis jamais sentie « freak » – peut-être en décalage mais quand t’as la courbe de croissance d’un basketeur de NBA tu t’habitues – et je l’ai pourtant toujours entendu. A force, je l’ai même intégré à ma personnalité jusqu’à en faire son point d’orgue ; comme si mon étrangeté était le fondement de ma personnalité. Et maintenant que je dois parler des « Human freak » et que j’essaye de dépasser la perception populaire des Hercules de foire et autres femmes à barbe pour m’intéresser à ce freak 2.0 si à la mode avec son étrangeté toute psychologique je me trouve coite. Et pourtant Dieu sait que j’ai entendu parler de mon étrangeté toute ma vie : à mon premier rire ma mère s’est demandé si j’étais pas anormale parce que j’avais poussé un son hyper guttural en me suspendant à un accoudoir…
Mais quand j’y réfléchis, je me rends compte qu’être cette fille bizarre qu’on pointe du doigt c’est juste entendre les gens dire que t’es bizarre alors que tu fais un truc qui te semblait parfaitement normal jusqu’à présent. Et qu’en vrai tu trouves toujours normal mais tu sens que… bah y a un truc qui va coincer. En m’intéressant à la question du freak je sentais combien tout ce qui me permettait d’interagir avec les autres, était marqué de cette étrangeté, de ce malaise. Comme si je n’avais jamais aimé comme tout le monde, ri comme tout le monde, vécu comme tout le monde, dans la joie comme dans la peine.
La question n’est même plus si j’ai vécu mais comment j’ai vécu, si cela a été normal, si j’ai dit ce qu’il fallait et surtout comment il le fallait. Rétrospectivement, j’ai passé plus de temps penchée sur la façon dont j’avais dit les choses que sur ces choses. Particulièrement quand je voulais exprimer mon amour. Quand tu es marqué d’étrangeté, tu es éloigné, tes sentiments, aussi sincères soient-ils, deviennent presque une anomalie, quelque chose d’aussi « freak » que toi.
Pour aller plus loin, j’ai googlé. Après avoir dépassé la page Wikipédia (vous valez mieux que ça) et la page du Larousse traducteur, je suis tombée sur cette contributrice de l’Urban dictionnary qui disait un truc du genre « les freaks sont juste des gens qui vivent un peu dans leur tête, c’est pas eux qui cherchent à se faire appeler comme ça mais comme ils se comportent comme s’ils étaient seuls on dit qu’ils sont étranges »[1] . Y a aussi des gens qui t’expliquent que ça désigne les salopes BDSM au visage virginal mais cette définition n’est pas pertinente dans cette explication.
Le « freak » c’est la différence. La différence à un instant t, face à un groupe G dont les codes ne correspondent en rien à ce qu’il se passe dans la tête de cette personne qui sera pointée comme une « freak ». Il est évident qu’avec cette définition le spectre du « freak » va de Rocco Luka Magnotta à ce mec un peu dégueulasse qui mâche la bouche grande ouverte. Mais pourquoi pas ? Et si même toi, la semaine dernière, quand t’as fait des courses, le mec derrière toi à la caisse s’est dit que ton caddie était celui d’un « freak »? Et d’ailleurs tu crois que le monde entier considère comme normal – et même sain d’esprit – d’avoir une gastronomie qui sert encore des cuisses de grenouille ou des escargots ? Non. Bien sûr que non. Et tant mieux. C’est chouette d’être un peu bizarre pour d’autres gens, c’est saler le quotidien des autres, c’est égayer sa vie, c’est ressentir plus, plus fort, parce qu’il y a moins de barrières, parce que tu t’écoutes plus, parce que tu te fous un peu la paix. C’est chouette d’être bizarre tout court même ! Ce qui est moins chouette c’est quand le groupe G te considère trop bizarre à cet instant t, puis à l’instant t’, à l’instant t’’ et encore, et encore. De plus en plus. C’est moins chouette parce que c’est douloureux, parce que ça devient douloureux d’être soi.
Un jour, un amoureux m’a dit « je t’aime parce que t’as un côté autiste ». Avant que j’ai eu le temps de me vexer de cette énième synonyme de « freak » dans le langage populaire (et mal renseigné) il a continué. « Non mais on a tous un côté autiste, ce qui est bien avec toi c’est que tu le laisses s’exprimer et on devrait tous les laisser s’exprimer, on vivrait mieux, plus fort, parce que les autistes ils voient tellement de trucs qu’on masque avec nos codes à la con ».
Ce mois-ci je suis heureuse d’écrire l’édito du numéro où on casse les barrières, où être freak ça fait mal, ça fait peur, ça fait bizarre, mais surtout, surtout, c’est être soi.
Shamsi
[1] Cette citation n’est en rien une citation dans le texte. Je t’épargne la citation littérale de ce commentaire à l’anglais et à l’orthographe que nous qualifierons de douteux.